dimanche 27 juillet 2014

Bons baisers de l'entonnoir.


Cette période d'enfermement à domicile (voire même d'isolement, il ne s'agit pas d'un enfermement avec la présence d'autres camarades, d'une quelconque forme collective aussi carcérale pourrait-elle être), aujourd'hui à 37 jours [fauteuil électrique non réparé], fait rebondir dans la boîte crânienne beaucoup plus de questionnements que d'ordinaire.

Est questionné mon ressenti de détresse, en quoi je me sens assujetti, paradoxalement mélangé à ce réflexe de rationalisation : de constater que je suis cloîtré, certes, mais dans le confort d'un appartement, dont je dispose de ressources financières suffisantes pour accéder à de la nourriture alimentaire autant qu'intellectuelle / culturelle, ne serait-ce que de d'accéder à Internet. Je n'ai aucune menace mortelle au fil des heures, ni sommation d'expulsion.
La part d'injustice que je peux constater m'enlève la faculté fondamentale de me mouvoir hors de chez moi mais d'aucune autre faculté. Je suis rendu immobilisé technico-physiquement et de ce fait coupé d'une majeure part des interactions politique-sociales-esthétiques, de mes ricochets d'individu ré/agissant en différentes scénographies « du monde ». Mais je suis interdit de peu d'autres choses, mon capital privilèges n'est pas pillé, et je ne cesse en cela de calculer la légitimité de l'abattement que je ressens.

Concrètement c'est la déroute. À constater des morceaux de moi qui sombrent d'un épuisement dont je cherche les qualificatifs à tâtons dans la pénombre. Et d'autres morceaux ne tolérant pas les précédents pour cause d'une impression de capitulation petite-bourgeoise, ou bien d'une crise d'eczéma middle-class à se lamenter de ce que je n'ai plus sans être reconnaissant de ce que j'ai.
Mais en réalité le mal-être concerné je le perçois plus que je ne le ressens. Il y a quelque chose de très étonnant à être détenu par une situation forcée : on devient statique en un positionnement quadrillé par l'obligation, l'environnement n'est plus flexible mais par contre il devient comme canalisé, dirigé, concentré, un peu comme si ne plus pouvoir émettre de possibles entraîne d'être disposé - placé dans le quadrillage - à recevoir les impossibles. L'image à mon espritordu est : un entonnoir. La situation dépasse sa stricte conjoncture pour devenir cet entonnoir dont de nombreuses autres conjonctures arrivent jusqu'à la personne détenue, la personne se situant en cet étroit aboutissement de l'entonnoir.
Bien plus que ne ressentir que ma situation je me retrouve plus réceptif/sensible que jamais à percevoir ce qui se joue dans le monde en toutes ses conjonctures coercitives, annihilantes, anéantissantes, destructives. Si mon humanité - gros mot que je ne saurais définir... - éprouve de la maltraitance et de l'humiliation envers sa liberté, un sentiment aussi profond et passible de souffrance, c'est que je ne suis en rien une exception, un cas isolé (ce qui paraît a priori évident, mais n'importe quelle douleur ne rétrécit le champ de perception qu'à soi-même, qu'à son ego hurlant). Cette souffrance là ne peut pas être individuelle, ni comme cible ni comme cri. Priver la liberté n'a pas d'intérêt envers un-e seul-e individu-e, il s'agit toujours d'un acte de masse, et c'est cette masse qui s'assimile depuis l'entonnoir rivé à la réclusion.

Il est certain qu'ai toujours eu un entonnoir dans les tripes, il n'y a pas une étape de ma vie qui n'est liée à une charnière philo>esthético>politique. Ma naissance est d'emblée une plasticité improbable, ce « handicap+autisme » [normovocable] a eu la chance de vouloir (?) s'agencer pâte à modeler des inventions d'inédits plutôt qu'à imiter des normalités.
Ce sont toutefois ci-dessus de belles paroles qui peuvent se révéler de la porcelaine cassée sur le parquet de mes 12 m² depuis des semaines laminées. Être limité d'espace/s - de géographie autant que de perspective temporelle - est une expérience sans précédent, dont chaque jour dégrade peu à peu l'équilibre psychique et physique. Par exemple il est 'intrigant' de constater que ma vision oculaire se fatigue/trouble de plus en plus du fait d'une absence d'horizon focal lointain, et moi qui ai d'ordinaire le vertige en regardant le ciel (yep ça existe) eh bien je m'y force ces derniers temps « thérapeutiquement » mais avec encore plus de vertige. Psychiquement je lutte du mieux disponible pour rompre les pensées qui tournent sur elles-mêmes à défaut d'aligner du cheminement extérieur. La plus obsédante est sûrement celle d'une « condition handie (normalisée) » que j'ai sans cesse voulu dépasser dans mes faits et actes, par volonté autonomiste, mais qui me rattrape rieuse de ma crédulité à vouloir être autre chose qu'un légume stagnant. Je m'affaisse à dégueuler d'épuisement/s le célèbre « modèle social du handicap », alors que je suis en plein dans la démonstration de son abus tentaculaire, mais la projection théorique se révèle de plus en plus fade face à l'immédiateté du corps pour le coup paralysé, d'où je serais presque convaincu d'un essentialisme. Bref, être enfermé plombe chaque organe, organes physiologiques et organes mentaux.

Pour autant, il y a cet entonnoir. 
Comme connecter son oreille interne, son dés/équilibre, au dés/équilibre extérieur du monde, ne plus pouvoir entendre différemment, ne plus pouvoir se guider autrement dans l'égarement des jours-nuits. Ne plus concevoir autrement pour tenir encore debout/stable, crever sur place de n'être plus qu'1 valant 0 ou bien s'additionner aux autres. 
Ce qui n'est pas d'aujourd'hui, mais ce qui s'avère infaillible aujourd'hui. L'entonnoir comme une cuve de résonance du monde que je reçois finement au no man's land.

Deux textes me sont parvenus dernièrement. Que je sois incapable de produire de la rédaction de travail tant mes énergies sont disloquées est une réalité, par contre je continue frénétiquement de lire ce qui me questionne. Et comme je l'ai mentionné, « ce qui me questionne » est redoublé ces temps-ci. 
Plus que redoublé, multiplié. N'ai jamais pu faire autrement que me demander comment il est possible de maintenir une éthique honnête et attentionnée, de soi-même envers les autres, comment il est possible de vivre avec une conscience ouverte qui ne ferme pas ses volets lorsqu'une difficulté apparaît, effraie. Pas un jour sans mettre à l'épreuve ces interrogations, pas un jour sans observer d'innombrables manquements, les miens, ceux des autres, entraînant des méfaits de moins en moins transparents. Je ne sais pas de quelle foi je dispose, mais je sais qu'elle ressemble de plus en plus à un vieux sac de frappe abîmé de "Boxing Gym" de Wiseman.
Mais il y a de cette foi, innommable et indomptable - comme un animal inconnu - dans les deux textes suivants. Lus quasiment chaque jour. J'explose de frissons jusqu'aux larmes à chaque fois (une fois de plus : les plus fortes émotions sont silencieuses). Il se peut que je les lise et relise presque religieusement, depuis la "cella" barthéenne.


« Qu'est-ce qu'une vie bonne ? »
de Judith Butler
son discours de décembre 2012 lors de la remise du prix Adorno
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/28/pour-une-morale-a-l-ere-precaire_1767449_3232.html



et celui-ci
http://gazaybo.wordpress.com/manifesto-french-2/
le manifeste de Gaza Youth Breaks Out
dont l'une des horreurs étant que ce texte date de 2010.


Je grav(it)e chaque mot de ces textes sur mes murs, leur gravité a le poids d'une conscience éveillée jusqu'au sang. Les murs peuvent devenir les ventricules d'un battement collectif.
Il ne peut plus y avoir de l'inavouable mais de l'inoubliable.

Je lis de plus en plus à propos de la Palestine et du Moyen-Orient, également de la situation du Tibet par rapport à la Chine. Honteux de mon occidentalisme ignare, mais décidé à réagir. Réfléchissant à ce que je peux « faire », sans aucun héroïsme naïf mais avec de l'humilité déterminée, comme toujours. Même si 'toujours' se solde par une considérable impuissance actuellement, micro et macro-level. Déjà choisir de reprendre des cours d'arabe à la rentrée (débutés jadis à l'université). Et s'informer réfléchir s'informer réfléchir s'informer réfléchir... se positionner, se préparer, se composer. Faire composition contre tout ce qui peut être imposition.


mardi 22 juillet 2014

Corpulence estivale. // Chronique d'un statu quo.


C'est l'été. 
Cette phrase semble couramment dite comme une expiration de soulagement. Ce sont les vacances, ça sous-entend, et même s'il ne s'agit pas de vacances hors boulot/s il y a une disposition censée être plus légère en estival.
Au risque de généraliser salement : cette légèreté me paraît prioritaire aux valides. Du moins si je me situe en tant qu'handi (pour le reste j'ai conscience d'avoir un sacré paquet de privilèges, des papelards officiels, un habitat, des accès à la culture, un placard à bouffe rempli, etc.).
N'ai connu que très peu d'étés légers, je ne m'en rappelle à vrai dire plus. Cet allégement estival plutôt je le redoute, dans la mesure où ce qui s'allège pour une population s'alourdit en sourdine-invisibilité pour une autre.

Généralement je dis ne pas aimer l'été du fait de ne pas vouloir y être seul. Ce qui peut paraître un propos intimiste dramaqueenesque s'il est considéré à la va-vite.
Je fais référence à un vécu handi dont la précarité est nettement plus abondante (*corpulente) « l'été » que pour un vécu valide, d'un isolement sociopolitique, d'un trou noir d'allié-e-s. Été = précarité assurée voire maximale. En mon expérience cumulée.

Voyons voir.
Juin-juillet-août.
Je connais peu (pas ?) d'ami-e-s / collègues valides qui ne « partent » pas minimum 5-7 jours durant ces mois estivaux. Partir : j'y perçois prioritairement une vacance du *corps, une possibilité d'emmener son corps dans un ailleurs territorial, dans un lieu qui est choisi pour inviter le corps à tout autre chose que le métro-boulot-dodo. « La nature » est particulièrement arpentée par les valides durant l'été, leurs corps va s'y ouvrir, s'y dépenser autant que s'y reposer.
Je n'ai rien contre cette effusion corporelle au grand air estival, si je sonde mes désirs celle-ci peut y exister. Sauf que « partir » est un tout autre agencement pour un-e handi-e. Je ne vais pas ici développer le classique des milliards de territoires inaccessibles aux personnes handies, combien de fois des potes sont revenu-e-s de la Corse, des Cévennes, des Pyrénées Atlantiques et tutti quanti en introduisant par « ouhlala par contre pour toi c'est absolument inaccessible ! ». Reste l'option : partir dans d'autres lieux semi-/urbains, avec le choix de faire du touristique labélisé « PMR » bien payant et cradoc éthiquement, ou bien de s'organiser en horizons modestes et commodités DIY. Eh bien même pour la deuxième option, c'est loin d'être le tapis rose fleuri du summer en matière de possibles.

Tout d'abord il y a - par ici et chez d'autres camarades - une autonomie (...) conditionnée en 24h/24 du roulement d'une précaire équipe d'assistant-e-s de vie ==> ces dernièr-e-s étant des personnes valides eh bien elles *veulent* « partir en vacances » ==> sauf que cette année je me suis une énième fois fait doubler avec leurs poses de congés à peine échelonnés. J'ai galéré pour parvenir à réunir deux disponibilités d'assistantes restantes afin de pouvoir partir 5 jours à Die en août.

En dehors de ces 5 miraculeux jours, ici c'est l'été comme depuis des lustres : juin-juillet-août dans ma ville. Ce qui peut s'avérer appréciable une ville désertée et ensoleillée...
Sauf que.

\ Les potes valides désertent aussi massivement les villes, rejoindre leurs vacances inter-valides dans des forêts & rivières. L'handi se retrouve avec des semaines amicalement creuses et des réceptions de cartes postales.

\ Les équipes d'assistant-e-s sont donc en effectif tendu, peu sécuritaire si un poste devient indisponible. Donc autonomie quotidienne fragilisée, nul-le valide n'a idée de ce stress discret ne correspondant pas à l'ambiance 'cool' du soi-disant été.

\ De bien évidemment, tous les services paramédicaux, techniques et administratifs sont en congé ou minimum opérationnel. Il y a intérêt à ce que les aspects cliniques, mécaniques et de paperasserie ubuesque relatifs à « du handicap » ne se manifestent pas durant 3 mois. Cf fauteuil non réparé depuis des semaines, idem lit-douche (l'impact sur l'aspect urbano-vacancier est par exemple de ne pas pouvoir me rendre au festival de projections ciné de l'école d'archi qu'avais planifié).

\ Complémentaire : les ergonomies d'accessibilité aux transports en commun, telles les rampes automatisées pour entrer/sortir dans les bus, les trams, les autocars, sont nettement plus défectueuses durant « l'été » car... un chauffeur solidaire explique dernièrement : le technicien qui vérifie/répare ce matos n'est pas remplacé lorsqu'il est en congé (idem pour chaque vacance scolaire). Donc le matos est laissé en rade durant les vacances, ce que je constate aisément. 
Il y a quelques semaines une énième rampe pour que je monte dans le bus ne fonctionne pas, la chauffeuse me montre soulagée de déresponsabilisation une liste des bus actuels qui sont inscrits inutilisables pour les personnes en fauteuil, une putain de liste qu'elle vérifie pour ensuite me dire légitimement fringante « ah non vous ne pouvez pas monter dans ce bus car il est listé en panne ! veuillez attendre le prochain ». Évidemment les passagèr-e-s valides sont monté-e-s dans le bus en regardant le troll que je suis fondre avec le bitume du trottoir.

\ Le précédent point valant tout autant durant l'été pour les élévateurs/ascenseurs aux Postes, aux commerces, aux immeubles d'habitation, aux lieux de travail, aux cabinets médicaux, aux gares, aux métros, aux lieux culturels. Très peu compter vouloir accéder à des étages de bâtiments durant l'été, une énième absurde règle de survie.

\ « L'été » il y a aussi pléthore d'universités / festivals / stages temporaires permettant de satisfaire 1) une solitude-individualité non isolée, 2) la passion du travail qui ne conçoit pas de vacances, 3) l'incitation à synergies polymorphes, découvertes collectives. Perso un sacré paquet m'intéresse.
Sauf que.
Extrêmement rares sont les programmes informant des modalités d'accessibilités pour handi-e-s (là où les moindres détails de « comment laver son linge sur le lieu » seront indiqués). Si l'handi-e dispose encore d'énergies pédago-diplomatiques en stock, il contactera les organisateur-ice-s pour avoir connaissance de l'accessibilité qui
1) 80 % des cas se verra répondre qu' « oh non désolé notre événement ne vous est pas pas accessible »
2) 15 % des cas se verra répondre à la va-vite que « oui nous pouvons vous accueillir, venez ! », mais qu'en échangeant une petite dizaine de mails et coups de fil il s'avérera que l'accessibilité n'existe pas à moins de ne pas compter se rendre aux salles d'activités, ni dormir, ni aller aux toilettes, ni se doucher
3) 5 % des cas le lieu a en effet conçu des modalités d'accès pour handi-e-s, youpi youpi, il ne manque plus qu'à trouver un-e ADV dispo (40 % de probabilités), un moyen de transport accessible (50 % de probabilités), un budget doublé handi-e+ADV (ouch!)...

C'est donc une certaine désertion humaine doublée d'une précarité en bikini qui me fait depuis toujours très peu apprécier l'été. Pour un handi de mon gabarit c'est rarement affriolant le summertime.
Alors bien sûr je peux paraître exagérant car « il y a aussi plein de valides qui travaillent durant l'été », « beaucoup de personnes précaires financièrement ne peuvent pas prendre de vacances », etc. Oui oui oui, il n'empêche que j'ai rarement - jamais - vu une personne valide, une seule, réunir toutes les conditions sus-citées, hmm. 
Autant que Zeus sait que je défèque sur la notion « vacances touristiques & ambiance$ estivales », que je n'ai aucun goût pour les sorbets postmodernes, et que surtout voyager m'a souvent paru superficiel-gesticulateur... Mais pouvoir profiter du soleil (il n'y a que ces 3-4 mois où mes muscles fonctionnent au mieux, cette myo-liberté est inqualifiable) pour modestement par exemple me faire une escapade dans les rues toulousaines que j'ai toujours terriblement aimées, ou bien me poser travailler-&-marcher quelques jours sur une île bretonne. Aller voir ailleurs si je n'y suis plus comme tel.

Quoi qu'il en soit (quoi qu'il ne soit pas), il y a un sacré petit paquet de consolations à arpenter sa ville l'été.
La lumière estivale sur l'urbanisme me paraît tantôt trop agressive tantôt généreuse, ce sont à vrai dire ses déclinaisons le long de la journée qui sont exquises. Exemple de la luminosité de ces bandes signalétiques :
https://www.flickr.com/photos/charlesxavier/7867517604/lightbox/ https://www.flickr.com/photos/jordanprestrot/9871694373/lightbox/.
L'odeur des averses est presque charnelle, comme s'il y avait quelque chose de l'oxygène atmosphérique condensé à la chaleur et l'eau.
Le vent effectue des arabesques différentes [NB : propos non poétique mais autistique, sensorialisation quotidienne], ses élans n'ont pas la même poussée, il y a comme un moment d'appui sur les architectures pour opter comment se propulser pour percer la lumière.
Des passant-e-s savent flâner. Il y a des démarches qui me désolent, touristico-tongs (des espadrilles plutôt ou pieds nus, pitié !) aux pas lourds, mais il y en a d'autres dont les pores corporels semblent nettement plus ouverts, comme si le corps sait faire contact lent/lascif avec l'environnement.
Le prof de yoga-relax apprend des exercices de respiration pour refroidir sa cage thoracique durant la canicule. Brillant.
Les arbres et les plantes se marrent allègrement. Comme ivres de beauté.
(Ah et MChat dort dans ma poubelle à papiers, version nid.)



¤

 
Cet été mon corps m'apparaît particulièrement comme une masse infâme. Non loin de "La vie des hommes infâmes" de Foucault.
À chaque réveil ce n'est pas tant mon corps allongé que je ressens mais l'exercice d'une gouvernance qui maintient ce corps dans le lit.
Depuis 32 jours mon fauteuil électrique est défectueux. Depuis 21 jours il n'est plus fonctionnel, ne suis plus mobile, bloqué à domicile. « À domicile », terme plus qu'usité dans la gloriole du domaine médico-social, soit-disant s'opposant à la situation d'institutionnalisation, que vivre « chez soi » serait un progrès comparé à vivre en institutions. L'impression ces dernières semaines que mon appartement est un parking institutionnel, j'y suis cloîtré du fait d'agent-e-s professionnel-le-s se contrefoutant de réparer le fauteuil, d'individu-e-s détenant le pouvoir que « chez moi » soit verrouillé.

La poursuite de la chronologie des événements est de plus en plus kafkaïenne. Je crois que mon mental tient car s'accommode déjà de sa propre folie (et de l'observation-accueil de celles des autres), mais il y a une atteinte à la dignité qui enfonce quelque part d'annihilant jamais ainsi exploré.
Psychosomatiquement des crampes se déclarent un peu partout, au bide, au poignet droit, au dos. Non sans savoir que mon corps purement physique manque des vibrations du fauteuil lorsque je conduis dehors. Ceci non pas pour faire arguments de pitié, mais pour rendre compte qu'un corps quel qu'il soit ne devrait pas à être obligé d'immobilité du jour au lendemain.

11 juillet : ayant soutiré l'info que le câble serait « peut-être » posté depuis la région parisienne le mercredi 9 juillet, tous les espoirs se penchent sur ce vendredi 11... Mais évidemment aucun coup de fil du prestataire médical, j'abdique d'appeler pour me faire rembarrer.

15 juillet : la Duchesse téléphone pour savoir ce qu'il se passe (euphémisme...) et se voit dire par une des secrétaires du prestataire que l'arrivée du câble « ne va vraiment plus tarder », la Duchesse évoque que ce propos est asséné depuis le 21 juin, il lui est répondu : « on ne peut pas aller plus vite que la machine ». Grandiose, métaphore anthologique.
Je préviens ma responsable de la maison de retraite que je ne peux toujours pas venir travailler, et repousse divers rendez-vous « à je ne sais quand ». J'essaie d'assumer être dans un insensé chômage technique.

16 juillet : une secrétaire informe en fin de matinée que le câble est arrivé, il m'est proposé un rendez-vous... le lendemain après-midi. Je demande qui sera le technicien : le pire techos, un gentil mais n'étant jamais parvenu à comprendre l'électronique du fauteuil. Le meilleur technicien que l'on m'avait assuré - le chef d'atelier - est déclaré une énième fois « indisponible ».

17 juillet : en arrivant le techos me demande « hmmm est-ce que vous avez une idée de quel câble il s'agit ? », je lui demande si c'est une blague, « non, moi on m'a juste indiqué de changer un câble-BUS sur votre fauteuil [il me tend la facture], mais je ne sais pas lequel, et il y en a plein ». Il n'a aucune connaissance de la panne dont il s'agit, il pourrait tout autant être un livreur de pizzas ce jour. Il choisit de changer un câble à partir du critère « qu'il a la même longueur ! ». Son déplacement m'est tarifé 30 € (un ticket de bus coûte 1,30 € pour traverser la ville), il restera 15 minutes sans vérifier quoi que ce soit de l'ensemble électronique du fauteuil.

Je lui demande de me laisser l'emballage postal TNT dans lequel le câble a été envoyé. Une rapide vérification web du numéro de traçabilité indique que le câble a été envoyé depuis la région parisienne... le 15 juillet = depuis le 21 juin il y a eu 25 jours d'immobilisme partagés entre le prestataire local et le fournisseur parisien. 25 jours où il m'a été demandé d'arrêter d'insister, que le câble « avait été commandé et va arriver, on ne peut rien faire de plus ».

Surexcité bien que densément perplexe je sors ***dehors*** prendre un bus jusqu'en ville tester le fauteuil. Ahurissante excitation à redevenir mobile & autonome dans mes mouvements extérieurs, mêlée du sentiment d'une profonde absurdité de me retrouver aussi exalté d'une banale liberté.
À peine 3 heures ensuite, le fauteuil tombe en panne dans un commerce. On me sort du magasin (qui ferme) en fonction manuelle, +200 kilos à pousser hors discrétion. Durant plusieurs quinzaines de minutes j'éteins/rallume le fauteuil plein de fois, ce qui lui permet d'effectuer quelques mètres avant qu'il ne se déconnecte pour plusieurs minutes. Parvenant ainsi avec patience à rentrer chez moi, non sans flipper de rester bloqué dans le bus. Il est 18:45, je laisse un message sur le répondeur du secrétariat du prestataire.

18 juillet : une des secrétaires informe qu'il n'y a qu'un seul technicien de disponible ce jour (« et aucun responsable »), que son planning est rempli, qu'il est impossible de ce fait d'intervenir chez moi. « On vous recontacte lundi », soit : il ne m'est pas indiqué qu'un rendez-vous m'est fixé urgemment pour lundi, mais juste que je vais être recontacté.

21 juillet : lorsque j'appelle le secrétariat pour savoir ce qu'il se passe je semble être le boulet intergalactique. « C'est lundi, nous sommes surchargés, nous avons aussi d'autres situations prioritaires... », je réponds à la secrétaire qu'au bout de cinq lundis que j'entends le même argument il me serait nécessaire de comprendre sa définition d'une priorité. Petite théâtralité dubitative de sa part : 
- mais donc la réparation de vendredi n'a pas fonctionné, le câble ne fonctionne pas ?!
- Non...
- Vous avez quoi comme panne ?
- [déjà dit] Les exactes mêmes.
- [perplexe] Les mêmes pannes même avec le nouveau câble ?!
- [...] Affirmatif.
Elle marmonne qu'elle va « essayer » d'appeler le fournisseur, il est 16:30, assurément elle ne le faisait pas si je n'avais pas relancé.

Mail du secrétariat l'heure suivante : ils-elles ont passé commande  « ce jour de tous les câbles qu'il y a sur votre fauteuil », et attendent la réception pour récupérer en atelier mon fauteuil pour « des tests ».
Soit :
- une nouvelle attente d'un envoi postal
- j'avoue n'avoir jamais entendu cela, changer chaque câble un par un plutôt que de tester autrement le cheminement du circuit électronique... quid si c'est un module et non de la connectique ?
- embarquer mon fauteuil à leur atelier, la terreur... 1) le délai de rétention qu'ils-elles peuvent rendre barjo, l'atelier étant à 70 km, nécessitant donc une disponibilité de transport aller-retour dont ils-elles ne disposeront que difficilement pour le retour 2) à deux jadis reprises mon fauteuil est revenu cassé en d'autres parties, 3) évidemment une fois il est retombé en panne dès que je l'ai utilisé, vu que les tests sont probablement effectués à la va-vite en atelier sans aucune durabilité de vie concrète, là où les pannes actuelles sont intermittentes, peuvent se déclarer au bout de 2h d'utilisation. 
Je me retrouve à ne pas pouvoir dire "non" par défaut d'une prise en charge technique compétente/pro. Je me retrouve à conséquemment prolonger la situation d'immobilité sur probablement encore des semaines... 

Il n'est pas possible d'écrire le charnier d'affections éprouvées. Abattement, écoeurement, abandon, abus... vocable minimal. Les états se traversent jusqu'à se ronger les uns aux autres.
De toute évidence le prestataire médical ne saisit pas ce qu'il se passe avec la panne du fauteuil, le fournisseur suce des glaces. Le risque à venir va être du zèle du côté des techniciens, changer n'importe quelle pièce exorbitante juste pour prétendre « intervenir ».
Il n'y a pas de perspective calendaire. « Attendre » est une trappe. Les 5 autres seuls jours vacanciers prévus mi-août dans la Drôme deviennent de plus en plus incertains. Je n'évoque même pas la donnée catastrophique de la régularité bousillée du travail effectué avec les personnes de la maison de retraite...
Vouloir sonder en quoi je suis humain devient risible, « parce que je vis » est un argument actuellement humiliant, subalterne. Ceci non pas du fait que j'ai perdu le privilège de balader mon cul dans des rues (là où plein de personnes handies, vieillissantes, malades, incarcérées ne le peuvent pas non plus depuis bien plus longtemps que moi petite_merde_geignarde), mais du fait de l'efficience coercitive d'une poignée de personnes lâches dont la conscience est un chewing-gum, pouvant décider de la vie de quelqu'un-e. Étouffer quelqu'un-e ne demande à vrai dire que quelques minutes. Suis un excellent apnéiste, mais je découvre qu'il est possible de pleurer sous plusieurs mètres cubes d'eau.

Dimanche je Skype avec un camarade handi (vivant dans un autre département), il mentionne que par exemple pour un pneu crevé il est généralement dépanné dans la journée ou au plus tard le lendemain, là où depuis que je suis dans cette ville Atlantique il faut attendre 2 à 5 jours pour un simple pneu.

En attendant (...),
- rendez-vous avec « un conciliateur » de la maison de la justice jeudi matin, le conciliateur ne pouvant évidemment pas se déplacer et moi non plus c'est Buddy qui s'y cale avant son départ en vacances. Nous nous doutons fortement que le type va découvrir une situation extraterrestre... Nous tentons modestement.
- Ai cherché à contacter un-e élu-e de quartier, il m'a été répondu à la mairie de plutôt « écrire à la maire », bah tiens, et de contacter « une assistante sociale », bah tiens doublé d'au secours (un-e A-S municipal-e se retrouve complètement dépassé-e face à un handi non institutionnalisé & autonomiste, déjà vécu, la dernière m'ayant demandé de trouver « un-e A-S spécialisé-e »).
- Du côté du FabLab de la ville semblant bien dynamique, tentative d'y trouver un-e geek-o-DIY électronicien-ne disposé-e à diagnostiquer la panne du fauteuil, on a eu le droit samedi 19/07 à une parfaite réponse administrative : « le FabLab ferme de la semaine prochaine à début septembre... passez nous voir à la rentrée ! », bah tiens bis repetita...
Edit : message répondeur d'une A-S, m'expliquant la vie (forcément vu qu'elle fait de l'assistanat) en cela que « si votre fauteuil est cassé il faut que vous appelez votre prestataire, il va vous le réparer »...

Il paraît que c'est l'été dehors ?







« En attendant » je me détends en regardant absorbé cela :


[Précision : les corps quels qu'ils soient me fascinent depuis toujours dans leurs capacités cinétiques et leurs rapports d'équilibres/énergies à l'environnement notamment gravitationnel, ceci ne privilégiant en rien une fascination pour du corps valide / qui marche, les fonctionnements corporels handis étant à vrai dire bien plus divers (et en recherche d'ingéniosités) à ma connaissance biographique. La hiérarchie validiste considère de la même propriété « le corps handicapé », là où il y a multitudes ; un-e handi-e IMC présente une motricité neuro/musculaire toute autre d'un-e handi-e SMA, et ainsi de suite. Évidemment je n'exagère pas à insinuer que la motricité d'une personne valide à une autre est une réplique, il n'empêche que les similitudes gestuelles se rencontrent nettement plus que d'un-e handi-e à un-e autre.
Je m'arrête là sinon je ne m'arrêterais plus. Et j'ai un fauteuil à faire revivre contre mon corps de dinosaure trotteur.]



samedi 12 juillet 2014

« It's my body, and I'll bloody well dance if I want to. » (S.Y.)


Dixième jour bloqué à l'appartement avec le fauteuil HS, aucune initiative du prestataire en charge de la réparation, ce dernier alerté depuis 22 jours. À venir un week-end rallongé patriotique plus que jamais dans les tripes.
Perdre les points de constellation jour-nuit//intérêt-goût dans ce marasme d'impuissance. Dont l'aspect matériel n'est vraiment pas grand-chose : que mon corps, en tout cas que le fauteuil comme une part de mon agencement corporel, soit restreint est un domaine habituel, prévisible à mon histoire, à mon deal avec la vie. C'est bien plus l'impact d'une restriction qui ne dépend pas ici de ma corporéité mais du corps social, du corps au-delà de moi, de l'anatomie institutionnelle qui rejette mes possibilités mouvantes, actives, vivaces. Mon fauteuil (et lit-douche) en panne n'est qu'une matérialité dont il y a toutes les possibilités de rétablissement, c'est une chose situationnelle qui n'ouvre que des solutions, dont le temps n'a à être qu'un outil d'action. Selon moi. 
Sauf que "moi" se rend compte une fois de plus, une fois de trop, qu'il ne détient aucune réalité active à partir de la condition handi_parmi_valides. La condition est d'emblée déshumanisée, je suis hors-jeu de mon propre je/u d'être vivant. Enfin, si, « vivant » je le suis de façon dirais-je autorisée végétative, pour la société validiste il n'y a aucune injustice à partir du moment où je respire, je mange, je pisse 2 à 3 fois par jour (rarement compter être autonome à plus d'occasions sphincteriennes en étant handi-e) ; je fonctionne basique comme la société me programme. Que le fauteuil électrique soit la base indispensable me permettant de fonctionner en tant que 'citoyen', travailleur, ami, amant, client, intervenant, camarade, ceci n'est que subsidiaire à l'autorisation de vivre d'une personne handie.

Je pourrais continuer des pages et des pages sur l'injonction statique que la société gangrène à d'innombrables vécus handis. 
Je pourrais relater aussi comment je constate la perte de saveur des modalités quotidiennes lorsqu'on ne sort plus, lorsque diverses responsabilités extérieures - ne serait-ce que des imprévus - ne créent plus un rapport journalier dedans/dehors. Je pense en cela fort à la majorité des camarades handi-e-s qui croupissent ou se laissent croupir dans des institutions (ou dans leur propre appartement sans oser une extériorité sociétale), des « foyers de vie » où l'énergie du vocable « foyer » me paraît terriblement éteinte. Je sais que la plupart de ces camarades ne sortent plus de leurs « murs domestiques » non pas tant par complications physiques ou/et matérielles inhérentes au handicap, mais par abdication de confiance envers l'extériorité dont le validisme ambiant écrase les tentatives fragiles, les estimes en devenir. Le hors-jeu, collectivement perpétré. Je ne cesse de questionner en quoi je bouillonne depuis toujours d'une telle disposition autonomiste, en quoi il n'est pas question que ma liberté soit illégitimisée, autant/surtout qu'il soit inconcevable que la mienne ne vaille pas autant que pour les autres camarades que je ne peux jamais éloigner de mes réflexions...
... Mais je m'épuise, intellectuellement, politiquement, intimement. Je ne me reconnais pas dans les camarades ayant abdiqué tôt de façon presque essentialiste, autant que je ne reconnais plus mon existentialisme dont la force se dévide à devoir déjouer la matrice validiste. L'ennemi n'est tellement pas qu'un, il est polymorphe et machinique de façon industrielle, je suis à sa chaîne.

Suis de ce fait majoritairement au radeau[-lit] ces derniers jours, le moral en dérive, et la hanche gauche commençant à se plaindre de l'assise au radeau. Mais je vogue, je sais que fondamentalement rien ne peut être statique en moi, je suis liquide, d'une qualité humaine allant de la bave à la lave, mais 'fluidéïque'.
J'insomnise record, Izlé me manque d'une répercussion astrale, les paquets d'heures que je passe avec mon corps « immobilisé » ne me ramène qu'à son âme mouvante (==> m'ayant mis en mouvements, en émouvement). Si je ferme les yeux je la vois, je la sens, cet intérieur se révèle plus puissant que tous les extérieurs qui me font défaut actuellement, et je chavire de ne plus comprendre l'intérieur autant que de ne plus accéder à des extérieurs. Alors je ne ferme plus beaucoup les yeux, juste de 4:00 du mat' à 09:00. « Ce n'est pas grave », répète le radeau sur lequel je finis par m'allonger au moment de forfaiture mentale.

Cette nuit je re-rédige et envoie mon courrier de motivation pour travailler en milieu carcéral. Une des rares perspectives continuant de faire sens en moi.
Puis surtout cette nuit il semble que j'ai besoin de consteller mon trou noir. Ce que je parviens, de liens en liens. Dont je propose ici trois maillons particulièrement pertinents.  


1.

Une conférence TED de Stella Young, brillante à propos de son concept d' « inspiration porn » généré par les valides envers les handi-e-s (et pourtant je n'aime généralement pas trop les élocutions TED d'handi-e-s que je trouve justement trop... inspirational). Ou d'ailleurs bien plus à propos « du handicap », celui objectivé par les personnes valides pour se rassurer de leurs acquis.
Terriblement d'accord avec l'ensemble du propos, sur l'exotisation qui déréalise péniblement la banalité des quotidiennetés handies. Quotidiennetés à même nos corps qui fonctionnent intimement sans encombre mais socialement se retrouvent encombrants.

>> Vidéo : https://www.ted.com/talks/stella_young_i_m_not_your_inspiration_thank_you_very_much#t-226425 6
[dont il est possible en dessous à droite avec le bouton "subtitles" de choisir pas mal de langues sous-titrées].
>> Et un excellent article de Stella Young à propos du rapport d'exotisation lorsqu'un-e handi-e se met à danser sur un dancefloor valides, relatant majestueusement la complexité de tous les niveaux de conscience qui s'opèrent et se choquent à nos corps handis d/pensants : http://www.abc.net.au/rampup/articles/2014/06/27/4034680.htm. Vécu par ici des tonnes de fois...

2.

Le documentaire de Reid Davenport, "Wheelchair Diaries : One Step Up", à propos d'un étudiant américain IMC voulant aller en Italie, découvrir le pays de sa grand-mère autant que se renseigner à y effectuer un séjour d'études. Documentaire simple traitant d'une thématique a priori banale : voyager et étudier à l'étranger. Sauf que la donnée du handicap y est interrogée politiquement, notamment voulant entendre durant le périple le point de vue de 3 autres handis européens [btw, dommage toutefois le cliché français de pâpâ qui parle & s'occupe de son fils handi].
Merci à Davenport pour sa curiosité pairémulatrice, sa justesse politique.

>> Vidéo : http://www.cultureunplugged.com/storyteller/Reid_Davenport#/myFilms.

3.

Ce court-métrage est un morceau d'anthologie pour moi, il mériterait un article à lui seul. Il s'agit du travail militant des Jerry's Orphans, un groupe d'activistes handi-e-s ayant entrepris au début des années 90 de rendre compte de l'aspect hautement validiste du Téléthon. 
Cette invention déplorable - et quasi internationale - qu'est le Téléthon fut évidemment glorieusement importée en France, dont la mainmise dégradante sur la notion des handicaps ne cesse de sévir depuis 1987...

>> Vidéo : http://www.thekidsareallright.org/watch.html.
L'ensemble du site web http://www.thekidsareallright.org vaut fortement le détour des lectures. 
> Cet article synthétise également bien le travail d'opposition effectuée aux Téléthons, avec de légendaires citations validistes : http://www.ragged-edge-mag.com/archive/jerry92.htm.
> Mike Ervin rédige également ici : http://smartasscripple.blogspot.fr.


Ces trois intellectuel-le-s, artistes et activistes handi-e-s sont constellatoires.
Je partage l'ensemble de leurs propos, positionnements, inquiétudes, et volonté émancipatoire avec ou sans rage. Trouvant en chacun-e d'elleux une réflexion intersectionnelle qui me manque cruellement en France depuis une quinzaine d'années de parcours de sentinelle (bien que voyant émerger ces dernières années une génération handie un peu plus farouche du validisme totalitaire).

Je note que les moments de réclusion comme je vis dernièrement de façon forcée ont un double sens à ce « forcée » : ils galvanisent également de la force. De celle dont Deleuze explique majestueusement qu'une limite, bien plus que limiter/limitée, sert aussi d'une ligne d'appui, d'un axe de propulsion.
Ne pouvant pas pour autant dire que j'en sortirai « plus fort », ceci serait typiquement une idée-reçue validiste, que la merde entraîne de la floraison, car un-e handi-e serait surhumain-e en matière de détresse. Nada, la merde entache l'âme et la répétition désénergise ; n'importe quel-le handi-e, autant que n'importe quel-le combattant-e, sait, éprouve les limitations à lutter. Limitations qui certes acquièrent une impressionnante élasticité (fluidité) avec l'expérience, mais tout élastique peut craquer.

Cette nuit mon élastique a tout de même repris un peu de fibres grâce à ces camarades outre-Atlantique.
En bonus ma platine est revenue réparée, extrarare bonne nouvelle depuis quelques lustres. Donc je m'en vais fêter cela en dansant au radeau.

samedi 5 juillet 2014

Infervalles.


« Quelque part nos particules intrinsèques
Ont foi en nous. Si nous pouvions seulement les trouver. »

W.S. Graham
"Ustensiles à leur place", 1977



Journée en boîte. Sans sardines. [Végétarien.]
Quatre murs et toujours plus. Appartement vide.
Observer les vides et les pleins.

Bibliothèque pleine. Regarder en fumant une clope les livres les uns contre les autres, plein. 
Ne pas parvenir à ouvrir un livre, ne pas vouloir faire de vide entre les pages.
Fumer la clope mais pas jusqu'à la fin, laisser un peu de tabac au mégot. Jonction.
Lit vide. Toujours poser un drap au-dessus du drap housse, déjouer ce vide.
Les poils sur ma peau, pour ne pas la laisser trop vaine. 
De la poussière sur le parquet pour remplir les lignosités du bois.
Ouvrir la fenêtre. Fermer la fenêtre. Ouvrir les rideaux, pour que leurs plis se touchent, qu'ils soient ensemble.

Se concentrer à être heureux. Je m'invoque, assez dépité. Au milieu de la pièce, sans cartographie pour vérifier le milieu. Ne pas savoir comment. Simuler, représenter. Post-modernité. (« Marchandise informationnelle », Lyotard.)
La concentration bouffe toute la joie prétendue, publicitaire. Affamé à s'être trop concentré, je déglutis le vide le long de la trachée dont l'humidité des corps n'est que nostalgie, hernie du manque. La gorge racle la question : à quoi bon la poésie, à quoi bon le savoir. Je ne parcours que des distances de partages qui ne vibrent plus mais bouillonnent de cette lumière si particulière - presque pelliculaire - lorsqu'elle est enfermée dans le coeur. Stationnaire.
De la neige qui s'effrite en moi, en juillet. Le silence est ce terrain dimensionnel d'où les vides et les pleins ne prétendent aucune distinction.

Si seulement je ne savais pas encore qui j'étais. 
Hier je rêvais de te rencontrer de nouveau. Sans plus jamais que quoi que ce soit ne convienne pas. Cet impossible possible, comme si l'on vrillait chaque muscle pour vouloir tout changer de l'ossature. Ma main deviendrait une vertèbre qui caresse la nuque de ta paume.
Mais vouloir, ce n'est plus. Alors que je veux, toujours autant, comme le caillou donné. Mais que ça rouille, si silencieusement. Si vide, si plein. Comme enlever d'un mouvement ses lignes à venir, ses scintillements. Alors les grains de sables savent que la mer s'est rouillée. Ce savoir là, sans toi, je n'en veux pas.
Tous mes postulats sont détestables, n'est-ce pas. Je vais apprendre cette autre langue de bord de mer pour ne plus parvenir à postuler de la mienne. Ma langue n'a rien relié, et si j'essaie de lécher mon sourire elle se coupe désormais sur des lèvres tellement maigres de ne plus apprendre des tiennes.



vendredi 4 juillet 2014

Aïe_ule.


Il y a plus d'une semaine j'ai écrit à ma grand-mère maternelle.
Avec une quinzaine d'années de retard. Introduisant ma lettre sur le fait que « la vie est une très vaste invention avec d'innombrables épreuves dont le temps affine les forces et les équilibres, j'ai eu apparemment besoin de cheminer ainsi pour revenir jusqu'à toi. »

Mes grands-parents maternels ont été l'unique apport de tendresse familiale, avec la seule valeur du mot « vacances » que j'ai connue, de brèves parenthèses dans l'enfance acide. Cette grand-mère a probablement été la seule personne m'ayant appris à être gentiment serré dans des bras, à me faire découvrir hors de la crainte ce que peut être une étreinte.
Mais au fur et à mesure de grandir il y a eu de plus en plus de mal à comprendre comment ces adultes témoins de la violence familiale savaient tout sans rien faire/dire. Je me rappelle d'un jour où, rentrant d'une promenade d'avec ma grand-mère, mes frères et ma mère qui était une énième fois en crise nerveuse, ma grand-mère s'est arrêtée devant le portail de la maison en me disant accablée qu'elle ne pouvait pas rentrer avec nous, que ce jour-là elle ne pouvait plus « voir » cette violence qui allait se déchaîner encore plus à l'intérieur des murs. Je me rappelle être sidéré, de sa peine inévitable autant que de sa fuite inéluctable, ce fameux moment de l'occasion de l'abandon. Cette fin d'après-midi là elle s'est résolue à abandonner, elle a choisi que sa conscience ne passerait pas le portillon du jardin, qu'elle la ramenait avec elle et loin de mes frères et moi, cette seule conscience qui en acte de présence me protégeait bien plus que tout ce qu'elle pouvait imaginer.
J'avais une douzaine d'années, la violence de ma mère s'escaladait, ma grand-mère n'a jamais plus voulu revenir nous rendre visite. Il y a des moments à cette période de ma vie où je croyais que j'allais mourir de la violence quotidienne, que ce qui s'empirait ne pouvait que conclure une fin tragique, et il m'a semblé devant le petit portail que ma grand-mère a acté un adieu que j'ai administré en moi. Peut-être en cela qu'il fallait effectuer des deuils, se faire mourir intérieurement pour moins mourir de la violence extérieure, ne plus laisser du vital atteignable. {Je suis fatigué d'être mort.}

Ma grand-mère a pour autant continué à être présente et à soutenir ma mère, sa fille, là où j'ai grandi pour fuir tout ce qui concernait cette dernière. Même si ce lien me reste tortueux, je souhaite faire la part des (belles) choses, distinguer leur individualité et ne me concentrer que sur une retrouvaille avec ma grand-mère. L'inviter à autre chose qu'un enchaînement de silences de l'enfance à mon 'adulterie'.
J'ai désormais une quinzaine d'années d'échappée à lui raconter, et à surtout écouter d'elle. Dans ma lettre je lui décris que suis parvenu à construire beaucoup de libertés, entre précarité apprenant l'humilité et souci permanent d'ouvertures de conscience. Je lui mentionne que je travaille rarement pour du salaire mais majoritairement par passion, que je suis entouré d'un beau jardinet et de merveilleux ami-e-s (synonymie florale). Puis que « je n'ai certes pas la santé des ami-e-s de ma génération mais je prends grand soin de ma qualité de vie et j'arrive à vivre encore plein de choses en bricolant toutes sortes d'ingéniosités existentielles » (je lui mens légèrement, mais je sais que la plupart de "ma famille" lorsque j'étais gamin ne me considérait que sous le spectre de la santé/maladie, soit par un angle anxiogène). J'envoie deux photos de moi récentes. Je lui raconte que ces derniers mois j'ai été profondément heureux d'avoir rencontré une personne « avec un très beau coeur » qui avait ouvert le mien.
Et c'est le coeur large que je propose de venir lui rendre visite.
Je pose une condition à cette retrouvaille : que ma mère ne soit pas présente. Je n'épilogue pas, j'indique juste à ma grand-mère que je désire passer du temps avec elle, et nullement avec ma mère. Qu'elle détient le choix, la décision, et qu'assurément je viendrai avec joie dans l'été si elle accepte.

Avant-hier je reconnais son écriture élégante sur une enveloppe, les traits sont désormais tremblants mais se voulant toujours raffinés (d'une volonté musculaire que je trouve encore plus touchante, j'imagine ravi sa main tenant le stylo). Je souris, comme si j'avais de nouveau 8 ans.
Le sourire tombe.
Elle ne peut pas accepter ma condition, elle m'informe qu'on ne peut pas se revoir s'il n'y a pas « réconciliation » avec ma mère. Qu'il faut que je comprenne, que toutes ces histoires de famille lui sont trop pénibles, jusqu'à dit-elle lui avoir entraîné un zona au cerveau, que d'ailleurs il ne faut pas qu'elle ait trop d'émotion alors elle préfère arrêter là son courrier... Elle écrit être terriblement heureuse de ma reprise de contact, qu'elle m'a toujours aimé, pour autant qu'elle est désolée de me faire de la peine mais qu'elle ne peut pas m'accueillir.

Je ne sais encore définir la douleur, mais ça fait mal.
Énormément de pensées se choquent en moi. J'essaie de trier méticuleusement ces pensées pour ne pas les laisser* s'agglutiner en colère de tristesse. Pour ne pas considérer sa réponse qu'en un aveuglement paré de lâcheté, devoir se contenter de ronger l'os de l'amour silencieusement lointain ; ne pas me figurer que 15 ans plus tard n'est que 15 ans plus tôt. Ne pas m'effondrer de son exhortation à la « réconciliation » comme si la violence avait été symétrique, un malencontreux écart diplomatique.

... Ma conscience, ne surtout pas *lâcher ma conscience.

Le soir j'appelle le frangin, il est triste pour moi, j'essaie de me marrer qu'il est vraiment ma seule famille. Je lui explique que je suis triste aussi et peut-être blessé, mais que je ne veux surtout pas glisser vers la colère, que je ne vais pas abandonner et que je vais répondre à grand-mère avec toute la patience que je saurais trouver pour permettre qu'on se comprenne doucement.
Il dit qu'il est fier de moi, je ne comprends pas. Il explique qu'il constate que je ne cesse de faire la démarche de m'ouvrir aux autres et d'accueillir, de me recevoir des portes dans la gueule avec écrit dessus « je t'aime quand même », et que pour autant je lutte pour être compréhensif plutôt que de m'enfoncer dans la colère que lui dit ressentirait forte. Je lui réponds - ému - que ma colère n'est je crois rien comparée aux blocages douloureux des personnes derrière leurs portes.



*



Dominos :

- mon fauteuil de plus en plus dysfonctionnel, impossible de sortir hors de ma cour depuis deux jours, le week-end s'annonce bloqué à la cabane. Puisque le prestataire dit n'avoir toujours pas reçu le câble-BUS commandé en région parisienne.
Situation banalomerdique. Discret abus commercial à incidence quotidienne. Je suis un type qui a besoin de marcher quasiment tous les jours dehors, minimum une heure. Immobilisé je pète un câble. C'est le cas de dire.

- Inciter les esprits de la technicité : avoir fait déposer la platine vinyle en réparation. Pronostic positif du techos.

- Réparer ce qui est possible : s'être fait voler mon rocking-chair dans le jardin (ça va, j'ai du respect/considération pour les voleur-euse-s) mais avoir pu récupérer dans la rue un vieux fauteuil en bois à l'abandon. En train de le retaper, clouer, poncer, vernir. En prétendant que c'est adéquat d'être bloqué à la cabane.

- Lire (enfin) "Naissance de la clinique" de Foucault lorsque mon esprit accepte de s'adosser aux murs plutôt que de s'y frapper.

- Et écoutant à émotions constellaires et larmes astronomiques :





mardi 1 juillet 2014

Les nuages savent se casser.


Travailler le jour avec des fous-folles. Parce que c'est tout ce/ux que je comprends. Silencieusement. (Le seul brut qui soit doux.)
Ne plus savoir dormir la nuit, alors réfléchir profondément. Parce que je ne comprends pas. Silencieusement.
Entre le jour et la nuit mordre les larmes. 
Entre la nuit et le jour fabriquer un projet de lieu de vie pour fous-folles.
Être félicité professionnellement. Être largué personnellement.

Prendre son temps. Perdre son temps. Faire son temps.


Danser quand tou-te-s dorment, quoi qu'il en soit.